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06/03/2023

LE MAL QUE NOUS DISONS DES AUTRES

LA CROIX 6 mars 2023

Autrement dit : À vif /chronique par Jean de Saint-Cheron (Essayiste)

Le mal que nous disons des autres

«Je mets en fait que si tous les hommes savaient ce qu’ils disent les uns des autres, il n’y aurait pas quatre amis dans le monde. » La phrase est signée Blaise Pascal, qui n’a pas fait fortune en brossant son lecteur dans le sens du poil. Mais sa clairvoyance, sa connaissance du cœur de l’homme et son discours loin de l’optimisme des « livres qui font du bien » me donnent, personnellement, un bien fou. Car si Blaise n’est pas un professionnel des phrases onctueuses qui trompent essentiellement ceux qui – inquiétude ou vanité – choisissent d’y croire, il n’est pas pour autant du parti des pessimistes. Pas plus qu’il n’accable quiconque d’un défaut incurable. Les deux grands irréalismes qui consistent à dire d’un côté « tout va bien » ou « vous êtes parfait », et de l’autre « tout va mal » ou « vous êtes ignoble » peuvent avoir la conséquence funeste de faire stagner qui les entend ou bien dans une fausse béatitude (que les malheurs de la vie viendront bientôt dérider), ou bien dans une mélancolie difficile à vaincre. Pour en revenir à l’affirmation dure et salutaire qui ouvre cette chronique, s’il serait invivable d’entendre le mal que nombre de ceux qui nous entourent, y compris nos amis, peuvent dire de nous (parfois peut-être sans le penser vraiment : nous savons bien comment il nous arrive de parler d’eux), il est utile d’avoir un Blaise Pascal à portée de main pour nous dire nos quatre vérités comme il convient : « Que l’homme maintenant s’estime son prix. Qu’il s’aime, car il y a en lui une nature capable de bien, mais qu’il n’aime pas pour cela les bassesses qui y sont. » Pourquoi a-t-il donc fallu que l’auteur des Pensées emploie son intelligence hors normes à nous mettre en garde contre les deux écueils du tout blanc et du tout noir ? C’est parce qu’il savait que la « connaissance (de l’homme) s’est obscurcie par les passions ». Or cela vaut aussi bien pour le regard que nous portons sur nous-mêmes que pour la manière dont nous jugeons les autres. Ainsi nous suffit-il souvent d’être vexés, jaloux ou frustrés pour accuser de tous les maux ceux que nous tenons pour responsables de notre humiliation. Et nous sommes au contraire capables de bénir ceux qui nous encensent, nous valorisent, flattent notre vanité. Lorsque nous parlons les uns des autres, le plus difficile est donc de laisser nos affects de côté pour nous en tenir à la réalité.

C’est de ce difficile équilibre, qui n’est pas rendu plus simple par l’air du temps, que parle le très subtil Tár, de Todd Field. Unanimement louée par le public, ses pairs et la critique, une cheffe d’orchestre au talent immense et à l’ambition maladive (Cate Blanchett) se retrouve en quelques semaines la proie d’une cabale symptomatique de notre époque. Si « libération de la parole » a d’évidents avantages, elle peut aussi confiner, comme ici, à la calomnie et à la haine. Là est la justesse du propos de Todd Field : dans le premier tiers du film, le narcissisme et la dureté de Lydia Tár pèsent sur son entourage comme sur le spectateur, qui se prend à la haïr. Et lorsque le processus vengeur – motivé en grande partie par la jalousie et l’idéologie – se met en place, son « annulation » par un monde qui avait tant contribué à la faire briller contient une part d’injustice et de mensonge d’autant plus effrayante qu’elle a, y compris pour le spectateur, le goût de la vengeance. Accusée d’emprise, de racisme, voire de la mort d’une concurrente, Lydia Tár ne trouvera aucune échappatoire. C’est la chute, sans personne pour lui tendre la main, faire la part des choses ou la juger équitablement. « Tout ce que vous voudriez que les autres fassent pour vous, dit le Seigneur dans l’Évangile, faites-le pour eux, vous aussi : voilà ce que disent la Loi et les prophètes. »

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