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29/02/2024

DU TRACTEUR A LA MERCEDES

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Publié le
                                    par Henri Lastenouse

Salon de l’Agriculture à Paris, salon de l’Auto à Francfort. De part et d’autre du Rhin, un moment sacré pour chacune des deux nations au temps des fastes du XXe siècle. Dans une Allemagne d’après-guerre « interdite » d’attributs de la puissance militaire, la ferveur patriotique se réfugia dans le succès de l’industrie automobile. Les bolides Porsche ou la fameuse VW Coccinelle, aux constructeurs amnésiques de leur passé, symbolisèrent ainsi le retour de l’Allemagne dans le concert des nations. Pendant près de soixante-dix ans, Francfort fut, avec son million de visiteurs, le plus grand salon automobile au monde… La grand-messe s’est arrêtée en 2019, emportée par la révolution écologique et les manifestations violentes qui, lors de son ouverture, épinglaient la responsabilité du moteur thermique dans le réchauffement climatique. Depuis, réfugié à Munich, le salon a perdu 50 % de son public, alors que l’industrie automobile allemande peine à s’adapter aux défis du véhicule électrique, auquel elle n’a pas cru alors que l’Europe a sonné la fin du moteur thermique pour 2035.

C’est en 1855, au Champ-de-Mars, que se tient le premier Concours agricole universel, à l’aube d’une transformation radicale de la société française qui, dans le siècle qui suivra, provoquera l’exode rural que l’on sait. C’est dire le rôle qu’il jouera et joue toujours dans notre récit national, pour une France qui n’oublie pas qu’elle fut, pendant mille ans, un pays de champs et de clochers que résumait si bien l’affiche électorale de François Mitterrand en 1981. En 1855 était trouvée la formule magique : réunir au centre de Paris « veaux, vaches, cochons ». En 2023, le salon de l’Agriculture présentait ainsi à plus de 700 000 visiteurs quelque 4 000 animaux, pour plus de 400 races. Même s’il se tient toujours à Paris et reste immensément populaire, il est à son tour pris dans la tourmente, comme l’ont démontré les chaotiques journées précédant son ouverture au public.

Du tracteur à la Mercedes, nous payons notre trop longue cécité collective quant à l’avenir de secteurs vitaux de nos économies… et de nos identités. Voilà que s’ouvre hélas un temps de crises que traversent tant bien que mal ces grands-messes patriotiques héritées de nos histoires.

Henri Lastenouse

28/02/2024

MGR PASCAL DELANNOY, UN ARCHEVÊQUE DISCRET ET A L'ECOUTE ...

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Mgr Pascal Delannoy, un archevêque discret et à l’écoute pour apaiser le diocèse de Strasbourg

Portrait

Évêque de Saint-Denis depuis 2009, Mgr Pascal Delannoy a été nommé archevêque de Strasbourg par le pape François et l’État français. Une nomination annoncée dans le Journal officiel du mercredi 28 février. Un homme discret et « pacificateur » qui a été choisi pour reprendre ce diocèse plongé dans une crise de gouvernance depuis trois ans.

Christophe Henning, 

Mgr Pascal Delannoy, un archevêque discret et à l’écoute pour apaiser le diocèse de Strasbourg

Après trois années d’une crise sans précédent, le diocèse de Strasbourg attendait avec impatience son nouvel archevêque. C’est donc Mgr Pascal Delannoy qui sera le 107e archevêque de Strasbourg. Une nomination qui avait été révélée dans le quotidien Les Dernières Nouvelles d’Alsace (DNA), dès novembre 2023.

Après des années manifestement difficiles, le pape François a décidé le 23 juin 2022 d’une visite apostolique pour enquêter sur le gouvernement de Mgr Luc Ravel et le malaise du clergé. Quelques mois plus tard, le 23 mars 2023, l’archevêque de Strasbourg alors toujours en poste écartait un de ses deux auxiliaires, et rétrogradait Mgr Christian Kratz lui reprochant une mauvaise gestion d’un dossier de prêtre abuseur dans les années 2010. Le 27 mai 2023, le pape acceptait la démission devenue inéluctable de Mgr Ravel tandis qu’en juin 2023, le deuxième évêque auxiliaire de Strasbourg, Mgr Gilles Reithinger, était mis en cause pour avoir dissimulé des agressions sexuelles, et démissionnait, le 14 février 2024, pour « problèmes de santé ».

« Pascal Delannoy peut apaiser les choses »

C’est dire que la désignation du successeur était une affaire sensible. Fin du suspense pour une nomination décidée par le Vatican et confirmée par un décret signé du président de la République et paru au Journal officiel de ce mercredi 28 février, en raison du statut concordataire du diocèse alsacien. À 66 ans, celui qui est évêque depuis vingt ans accède à la tête d’un diocèse prestigieux, qui traverse une profonde crise de confiance. Un homme dont tout le monde loue le calme et la sagesse, qui arrive à Strasbourg avec une solide expérience, et l’image d’un homme discret… Une qualité qu’il devra forcer, car promu à un poste particulièrement exposé. « Pascal Delannoy peut apaiser les choses, estime Mgr Jean-Luc Brunin, évêque du Havre. C’est un pacificateur lucide. »

Soulignant sa modestie et sa manière d’être un pasteur proche et accessible, le père Marcel Remon, jésuite qui vit en communauté à la Plaine-Saint-Denis, dit de lui que « s’il n’avait pas sa croix pectorale, on ne saurait même pas que c’est l’évêque. Il écoute avec sérieux les gens, ses homélies sont concrètes, on voit qu’il a travaillé avant de choisir la prêtrise. » Né à Comines (Nord), à la frontière avec la Belgique, Pascal Delannoy a en effet été expert-comptable, avant d’être ordonné à l’âge de 32 ans. Sa première nomination l’envoie à Roubaix, où il retrouve Jean-Luc Brunin : « Dans les cités populaires de Roubaix, on ne peut pas passer à côté de la solidarité avec les plus démunis ni ignorer le dialogue interreligieux », insiste Mgr Brunin.

« C’est un chouette évêque »

Une expérience qui a servi à Mgr Delannoy dans son diocèse, le département de Seine-Saint-Denis étant l’un des plus pauvres de France. Il est d’ailleurs aujourd’hui président du conseil de la solidarité et de la diaconie de la Conférence des évêques de France (CEF). « C’est un chouette évêque. J’ai beaucoup appris de lui », confie le père Patrice Gaudin, prêtre de l’Emmanuel à Bondy. « Il a encouragé les fraternités missionnaires dans les cités, il fait confiance, c’est précieux. » Un autre regrette tout de même une certaine lenteur à régler les dossiers sensibles : « J’attendrais de lui plus de réactivité, d’autorité. »

Pasteur de terrain et homme d’Église, il a été nommé évêque auxiliaire de Lille, en 2004, au côté de Mgr Gérard Defois, archevêque de Lille. En 2009, il est arrivé en Seine-Saint-Denis, une lourde charge qui ne l’a empêché pas d’être élu vice-président de la CEF pour deux mandats successifs, de 2013 à 2019. Sans compter son expertise financière souvent sollicitée par ses confrères. « Il ne fait pas de vagues, mais c’est un homme de conviction », lâche un observateur. Ce que résume sa devise épiscopale, « avec humilité et confiance ».

Un homme d’écoute

Discret, il sait pourtant se défendre face aux médias. Devant le score modéré de Marine Le Pen en Seine-Saint-Denis au premier tour de la présidentielle de 2017, Mgr Delannoy confie au Parisien qu’il voit là « le signe que la fraternité, la solidarité, le respect de l’autre qui animent nombre d’habitants de notre département sont les meilleures réponses que l’on puisse apporter aux discours qui veulent semer la discorde, la méfiance et la peur ». Lors de la publication du rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, il est un des premiers à réagir : « Les chiffres cités et qui ne peuvent être remis en cause me choquent et me bouleversent », commente-t-il.

Calme et serein – personne ne l’a vu céder à un mouvement d’énervement ou un excès de voix –, il devra toutefois s’imposer d’une manière ou d’une autre. « D’humeur égale, il ne s’en laisse pas conter, confie un collaborateur confiant. De son passé de comptable, il a gardé une capacité d’analyse appliquée à l’humain. » Un profil rassurant, un homme d’écoute. « Et il est très proche de ses prêtres ! », insiste le père Gaudin. Quittant 140 prêtres diocésains et religieux à Saint-Denis, il sera à la tête d’un presbyterium de plus de six cents prêtres. « S’il est très attentif à la doctrine sociale de l’Église, il n’est pas clivant », ajoute le curé de Bondy. Autant de qualités qui devraient lui permettre de faire oublier que, s’il n’est pas alsacien, il est prêt à le devenir. La messe d’installation de Mgr Delannoy sera célébrée, dimanche 21 avril, dans la cathédrale de Strasbourg..

23/02/2024

PERE ARNAUD FAVART : " LA COURSE A LA PERFORMANCE EST DEVENUE UN CYCLE INFERNAL POUR LES AGRICULTEURS"

La Croix logo 23 02 2024           ARNAUD FAVARD MDF.png   A VIF !

Tribune : Père Arnaud Favart, Délégué de la Mission rurale / 23/02/2024 à 12h15

À la veille du Salon de l’agriculture, le père Arnaud Favart, délégué de la Mission rurale, revient sur le « cycle infernal » dans lequel les agriculteurs sont embarqués, sommés de produire plus pour nourrir la France mais en étant toujours moins bien rémunérés pour leur travail.

 

Père Arnaud Favart : « La course à la performance est devenue un cycle infernal pour les agriculteurs »

« Plus vite, plus haut, plus fort. » Faut-il s’étonner que la devise olympique soit devenue le paradigme de la société industrielle ? Faire davantage, produire de gros volumes, intensifier l’élevage, être performant grâce au machinisme et à la spécialisation, et surtout moins de bras. La mécanisation devait délivrer les paysans de la pénibilité physique et de tâches ingrates, la chimie décupler les rendements, l’agro-industrie assurer la sécurité alimentaire et nourrir abondamment des villes toujours plus grandes. La course à la performance est devenue un cycle infernal pour les agriculteurs qui se sentent dénigrés malgré leurs efforts. Une évolution qui se traduit inévitablement en consommation plus grande d’énergies, fossiles en particulier. Le tout pour des revenus faibles et un endettement croissant.

« Nous aidons vos exploitations à grandir », c’est le placard publicitaire d’une banque qu’on peut lire dans un quotidien régional. En France, la surface des exploitations ne cesse de grandir et le nombre des actifs agricoles de diminuer. Ce qui n’est pas sans conséquences sur les organismes, le biotope et la biodiversité. Il en résulte une pression accrue sur les personnes, car les attentes sociétales sont fortes sur le coût alimentaire, le respect de l’environnement et le bien-être des animaux. Maltraitance sociale, isolement, endettement, suicide sont le cocktail explosif de la colère agricole. En outre, l’agrandissement des exploitations rend la transmission du capital foncier problématique pour des jeunes qui voudraient s’installer.

Une population isolée

Fortement réduite, la population agricole s’est retrouvée isolée, perdant la maîtrise de ses outils et de ses décisions. La structure familiale traditionnelle qui portait l’exploitation n’a plus la capacité de porter un tel modèle. Des contraintes bancaires, administratives, techniques ont remplacé les anciennes servitudes. Prise en étau entre les attentes des consommateurs, l’endettement bancaire, les prix imposés par les industries agroalimentaires liées au marché mondialisé et les prises de conscience environnementales, elle doit faire face à de nombreuses injonctions contradictoires. Le primat du libre-échange et de la concurrence expose les filières agricoles européennes aux produits importés à faible coût et à l’impact environnemental élevé. Le commerce mondial fait l’objet de négociations gagnant-perdant. Ainsi le secteur aérien se voit exonéré de taxe pétrolière, ce dont nul ne s’étonne.

Les subventions sont censées combler le déficit d’un revenu indigne. Remplir un dossier PAC est un parcours du combattant numérique qui demande du temps et des compétences pour généralement récompenser la performance et la compétitivité. Les discours politique et médiatique, complètement hors sol, ne cessent de louer cette excellence, ignorant la nature du vivant, les équilibres des écosystèmes. La détresse économique des agriculteurs ne vient pas des normes environnementales. Quand les sols sont assimilés à des supports de culture, la fertilité s’amenuise et la biodiversité s’effondre. Chaque année, on continue d’arracher des milliers de kilomètres de haies alors qu’on sait très bien le rôle essentiel qu’elles jouent pour l’infiltration de l’eau, la lutte contre la sécheresse et l’érosion des sols.

Complexité du vivant

Les priorités politiques vont clairement aux métropoles, où se projettent les rêves d’un monde urbain déconnecté. Les modes de vie urbains sont déconnectés des contraintes du sol, de la sueur et des saisons. Il en résulte une méconnaissance de la relation terre-alimentation-travail, une artificialisation des sols accrue, un affranchissement des distances géographiques (en grandes surfaces, on trouve de tout, partout), une libération de la pénibilité physique (probablement remplacée par le stress économique) et une déconnexion du temps (météorologique comme celui de la durée).

La vision du progrès est trop souvent associée àune rationalité industrielle capable de produire à bas coût par la standardisation et aveugle à toute perception du vivant comme écosystème. Tout est lié, n’est-ce pas ? Cette économie est avide de circulation des marchandises, car ce qui circule génère du profit. En conséquence, les moyens technologiques et les processus de sélection dépossèdent les paysans de toute maîtrise de la terre, des semences et des animaux. Qu’y a-t-il de commun entre la Champagne crayeuse, les vergers de la Drôme, le maraîchage provençal, la polyculture de montagne, les vignobles du Sud-Ouest, l’élevage intensif breton ou extensif du Cantal ? La complexité du vivant rend inopérante toute approche centralisatrice.

Pour assurer la souveraineté alimentaire, les uns prônent ce modèle productiviste afin de résister à la compétition mondiale. Les autres plaident en faveur d’une agriculture moins démesurée et d’une alimentation locale, paysanne et biologique. Qui l’emportera ?

Arnaud FAVART, est prêtre de la Mission de France

https://www.la-croix.com/a-vif/pere-arnaud-favart-la-course-a-la-performance-est-devenue-un-cycle-infernal-pour-les-agriculteurs-20240223?u

 

LE CORPS DE MON ENNEMI

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Photo Evgeny Feldman, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Photo Evgeny FeldmanCC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Alexeï Navalny est mort en détention à l’âge de 47 ans. Pour l’heure, la cause directe de son décès est inconnue. Mais il ne fait aucun doute qu’il s’agit là d’un meurtre longuement prémédité par le pouvoir russe. Miraculeusement sorti vivant d’une tentative d’empoisonnement au Novitchok en 2020 et soigné à Berlin, il est arrêté à son retour sur le territoire russe en janvier 2021. Depuis lors, les procès se sont succédé, le menant au début de l’année 2024 à une incarcération dans une colonie pénitentiaire à régime sévère située au-delà du pôle. C’est là qu’il décède le 16 février. « À l’Ouest », les réactions se sont succédé, pointant sans équivoque la responsabilité de Vladimir Poutine.

Deux questions s’entrecroisent : pourquoi Navalny est-il retourné en Russie, alors qu’il connaissait le danger qui le guettait ? Pourquoi le pouvoir russe a-t-il pris le risque de faire de cet homme un martyr ?

Pour Navalny, l’affaire est assez claire. À bout de moyens politiques classiques, il lui restait son propre corps pour s’opposer au pouvoir : un « être là » suffisant pour être encore et toujours dérangeant, insupportable pour ceux qui auraient voulu le faire rentrer dans le rang, l’effacer, le précipiter dans l’oubli. Pour opposer la seule force de son corps malgré les innombrables vexations, les punitions d’isolement et de mitard utilisés comme d’antiques oubliettes, il a fallu à cet homme un courage hors norme, courage qui, in fine, lui a coûté la vie.

Est-ce pour autant une victoire pour Poutine ? La mort de Navalny ne signifie pas l’oubli. Même si les manifestations de chagrin sont réprimées dans les villes russes, même si les fleurs sont jetées aux ordures, le nom de Navalny est devenu pour longtemps celui d’une résistance inflexible, inébranlable. Navalny mort est plus encombrant que vivant, d’autant que sa mère, telle une éternelle Antigone, réclame son corps aux autorités. Sans doute les Russes, dans leur majorité, n’entendent-ils qu’un écho très incertain de cette affaire, mais elle révèle et expose, au moins à nos yeux, le véritable visage du poutinisme : celui de la peur. Le despote est incertain et apeuré au point de craindre un homme seul enfermé dans une geôle à 2 000 km de Moscou, au point de craindre même le corps de cet homme ! Quel aveu !

Christine Pedotti

Photo Evgeny FeldmanCC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

 

CHRISTOPH THEOBALD : UN NOUVEAU CONCILE QUI NE DIT PAS SON NOM ?

 

Vatican : la "Révolution culturelle" selon François

Et si Christoph Théobald finissait par nous rendre optimistes sur l’issue du Synode… 

Il est, pour chacun de nous, des livres qui font date parce qu’ils nous font entrer dans une autre dimension de la réflexion sur des sujets qui nous importent. C’est ce qui vient de m’arriver avec Un nouveau concile qui ne dit pas son nom ? du théologien jésuite franco-allemand Christoph Théobald (1). L’ouvrage documente l‘enracinement de la synodalité dans la Tradition de l’Église. Il décrit et argumente l’élargissement opéré par le pape François : de la collégialité épiscopale chère à Vatican II à la synodalité de l’ensemble du Peuple du Dieu, conforme à l’esprit du Concile. Mais surtout il finit par nous convaincre que ce pourrait être là l’entrée du Catholicisme dans une nouvelle ère « messianique » de son histoire. Et que cette évidence finira par s’imposer contre toutes les réticences, notamment ecclésiastiques. A lire, d’urgence ! 

Christoph Théobald, qui est l’un de nos meilleurs théologiens, a participé, comme expert, à la première Assemblée qui s’est tenue à Rome au mois d’octobre 2023. Il l’a donc vécue de l’intérieur après en avoir observé et analysé les phases préparatoires. Son livre nous remet en mémoire les jalons essentiels de ce Synode sur la synodalité : sa convocation officielle par le pape François le 10 octobre 2021, les différentes étapes : paroissiales, diocésaines, nationales puis continentales de la consultation préalable, jusqu’à la tenue de la première session. Il souligne les traits majeurs, parfois convergents, parfois divergents, des différents textes de synthèses issus des Églises de tous les pays et continents, fidèlement assumés dans les documents officiels comme l’Instrumentum laboris. Mais surtout, il met sa riche culture théologique et historique au service d’une mise en contexte et en perspective de ce synode. Et c’est là qu’il devient passionnant.

Le synode « nouveau » comme mise en œuvre du Concile

Ce n’est pas un hasard si l’auteur ouvre son premier chapitre sur le rappel des propos du cardinal Martini, archevêque de Milan aujourd’hui disparu, lors du Synode sur l’Europe de 1999. Évoquant dans son intervention « des nœuds disciplinaires et doctrinaux peu évoqués ces jours-ci… » il en avait appelé, publiquement, à l’urgence d’un nouveau concile. On sait que Vatican II naquit de la perception par le « bon » pape Jean XXIII de la nécessité d’un “aggiornamento“ (mise à jour) de l’Église catholique pour tenter de combler un peu du fossé qui s’était creusé avec le monde moderne. Or, dans l’esprit même du Concile, cet aggiornamento ne pouvait être tenu pour terminé à la clôture de ses travaux. C’est la raison pour laquelle Paul VI avait, dès 1965, institué le Synode des évêques. Avec les limites que l’on sait et que souligne – trente-cinq ans plus tard à peine – la proposition de nouveau Concile du cardinal Martini. Aujourd’hui, rapporte Christophe Théobald, la Commission théologique internationale interprète la synodalité selon le pape François comme une invitation à franchir le « seuil d’un nouveau départ… dans les traces du Concile Vatican II. » (2)

En réponse à nombre d’objections formulées, ici et là, notamment dans le milieu ecclésiastique et reprises par certains fidèles, le livre insiste sur l’inscription de la pratique synodale dans la Tradition. « Depuis les débuts de l’Église et des Assemblées de Jérusalem, écrit-il, la voie synodale est la seule qui a toujours permis de régler les conflits ». C’est bien en effet l’Assemblée de Jérusalem, en présence des deux “piliers“ de l’Église naissante qu’étaient Pierre et Paul, qui décida de ne pas imposer la circoncision aux convertis venus du paganisme. On lit dans les Actes des Apôtres : « D’accord avec toute l’Église, les apôtres et les anciens décidèrent alors… » (Act.15, 22) Il y a donc bien eu “discernement“ collectif… de toute l’Église ! 

Dans la foi, le peuple de Dieu est infaillible 

Christoph Théobald souligne que le retour à cette pratique originelle constitue l’innovation majeure introduite par le pape François dans le dispositif plus restreint institué par Paul VI. On passe d’une synodalité réservée aux seuls évêques, au titre de la collégialité, à une synodalité de l’ensemble du Peuple de Dieu, comme à l’origine. Et cela aussi bien dans la phase de consultation initiale (questionnaire mondial) que dans le discernement final puisque l’Assemblée a été élargie à soixante-dix non évêques. Ce « glissement », commente le théologien, est parfaitement conforme aux textes conciliaires qui reconnaissent « l’infaillibilité dans la foi » de l’ensemble des baptisés. (LG 12) Même si dans l’Église, la décision finale reste de type hiérarchique, comme, semble-t-il, lors de l’Assemblée de Jérusalem.

La synodalité comme mode de régulation de la vie en Église 

Autre caractéristique de l’évolution introduite par le pape François : passer d’un synode – qu’il soit diocésain, national, continental ou universel – conçu comme “événement“ ponctuel, convoqué de loin en loin par l’autorité légitime, à la synodalité comme “processus“ habituel de délibération et de discernement dans la vie ecclésiale. Ce qui faisait dire au cardinal Hollerich, secrétaire général du Synode, dans une conférence de novembre dernier : « La synodalité commencera en paroisse ou elle ne sera pas. » (3) C’est là, d’évidence, le premier lieu où, de manière régulière, les fidèles et les clercs peuvent, dans une égale dignité baptismale, apprendre à s’écouter, faire relecture de ce qu’ils ont vécu, décider ce qui est souhaitable pour la communauté et discerner parmi eux comment chacun, en fonction des charismes qui lui sont reconnus, peut y aider. 

Cette volonté de partir de la vie, donc de réalités culturelles différentes, à tous les échelons : paroisses, diocèses, églises par pays ou continents… n’est pas sans conséquence. Elle ouvre à la possibilité de réponses différentes selon les besoins des uns et des autres. Ce qui ébranle d’évidence le centralisme romain. Christoph Théobald commente : « Ce qui est en jeu c’est la difficile sortie d’une uniformisation post-Grégorienne (à partir du XIe siècle) et surtout “coloniale“ de l’Église latine, et le passage à sa différenciation géographique et culturelle. » C’est de fait tout l’enjeu d’un « synode sur la synodalité » dont François attend d’abord, plus que des réponses à telle ou telle question ponctuelle (célibat sacerdotal, place des femmes dans l’Église…) qu’il valide le principe d’une plus large autonomie des Églises particulières pour mieux répondre aux besoins, et en précise les modalités. (4) Pour Christoph Théobald, nul doute : « La synodalisation de l’Église est une véritable “révolution culturelle“ ». 

Un synode qui ne gomme aucune des « questions qui fâchent »

Difficile d’entrer ici dans une présentation exhaustive de l’ouvrage. Disons encore que Christoph Théobald ne tait aucune des interrogations et réticences suscitées par ce processus, nourries de la crainte, légitime, d’une mise en danger de l’Unité de l’Église voire même de l’intégrité du dépôt de la foi. Mais il souligne combien la conscience vive de ces « risques » traverse les documents préparatoires du synode eux-mêmes qui ont choisi de n’éluder aucune des « questions qui fâchent ». Y compris les conséquences possibles d’avancées pastorales pouvant interroger les fondements de la doctrine. Jamais, sans doute, l’institution elle-même ne s’était aussi ouvertement « mise en danger » en acceptant de tout mettre sur la table. Non pour se fragiliser ou pour « détruire l’Église » comme on l’entend ici ou là, mais au contraire en faisant le pari qu’éclairé par l’Esprit Saint le « peuple de Dieu » réuni autour de ses pasteurs, saura dépasser ses divisions et trouver des chemins d’avenir. « La synodalité est le chemin que Dieu attend de l’Église au troisième millénaire » disait déjà le pape François en 2015 dans son discours pour les 50 ans de l’institution synodale.

Former partout dans l’Église à la « conversation dans l’Esprit. »

Dès lors la manière de dépasser de possibles dissensions pour parvenir à un consensus, même provisoire au regard de la « longue marche » de l’Église, réside dans la « conversation dans l’Esprit » comme méthode de travail. C’est elle, nous rappelle le théologien, qui a prévalu aux différentes étapes du processus synodal. Comme à Rome où l’on a vu, par exemple, siéger à la même table de huit personnes (il y en avait une cinquantaine) une jeune femme et un cardinal de Curie, à égalité de temps de parole. Chacun s’exprimant successivement puis évoquant, lors d’un second tour, ce qu’il avait retenu de positif dans les interventions des autres, avant que ne s’engage un débat destiné à construire une position commune. Bref : la mise en œuvre d’un processus de conversion personnelle ouvrant sur la conscience commune des réformes à engager. Le décompte des votes de l’Assemblée d’octobre indique que la plupart des 273 scrutins ont été acquis à des majorités supérieures à 95% de participants : cardinaux, évêques et non-évêques, clercs et laïcs, hommes et femmes, venus des cinq continents. 

Sauf que l’expérience de 370 délégués réunis à Rome autour du pape, si riche soit-elle, n‘est pas immédiatement transmissible à 1,3 milliards de catholiques à travers le monde, s’ils ne font pas eux-mêmes l‘expérience de cette « synodalité ». D’où l’urgence paroissiale soulignée plus haut. Cette évidence conduit l’auteur à s’avouer incertain sur l’issue finale du Synode, compte tenu des réticences rencontrées. Et pourtant sa conviction semble bien assurée : « Ce n’est qu’en prenant au sérieux les résistances de divers niveaux (…) qu’on peut espérer que l’actuel processus synodal se transforme en voie de pacification, voire de réconciliation et de créativité au service de la présence missionnaire de l’Église dans nos sociétés et sur notre planète. » Et plus loin : « L’actuel processus synodal nous offre l’occasion inattendue (un Kaïros) de sortir d’une répétition stérile de ces oppositions.» 

Pour un « messianisme chrétien » renouvelé ?

Mais le livre de Christoph Théobald nous invite à aller plus loin encore dans la réflexion. Pour lui, il existe deux lectures possibles de la synodalité dans l’Église. « Soit elle s’inscrit – pour faire bref, comme une concession – dans la structure hiérarchique de l’Église qui domine le deuxième millénaire de son histoire, soit elle devient la base d’une nouvelle figure de l’ecclésialité chrétienne et catholique ajustée à notre contexte. » Or le contexte est précisément celui que François décrit comme un “Changement d’époque“ dont Vatican II n’a pas totalement pris la mesure, du moins dans sa mise en œuvre. Par incapacité à clarifier ou dépasser la distinction entre « pouvoir sacré » et « statut séculier », incapacité à s’ouvrir à un “messianisme chrétien“ de totale altérité vis-à-vis “de l’autre et de tous les autres“, autrement-croyants, qu’ils soient juifs, adeptes d’autres religions ou athées. Si la synodalité est invitation à “marcher ensemble“ c’est bien, in fine, à l’ensemble de l’humanité que s’adresse la proposition, invitation étant faite à chacun, quelles que soient ses convictions, d’entrer en dialogue, de prendre le temps de la rencontre, de l’écoute et du discernement au service de tous et de l’avenir de notre “maison commune : la terre. Quitte, pour le chrétien, à confesser en chemin Celui qui le fait vivre. Car c’est bien là la vocation ultime d’une Église dont nul ne connaît les contours… 

De l’inquiétude à l’espérance…

Que l’on me permette ici un ultime développement personnel. J’ai retrouvé, avec ce livre, l’émotion qui m’a saisi à vingt ans, à la lecture des premiers textes du Concile publiés par les éditions du Centurion, comme à l’été 2013, à celle de l’interview du pape François aux revues jésuites (5). J’y avais consacré un billet de ce blog titré : « Comme une lettre reçue quarante-cinq ans après », allusion à la clôture d’un Concile dont, avec d’autres, je me sentais orphelin. Or voilà que Christoph Théobald nourrit ici ma certitude que le pontificat de François est bien à lire comme dépassement de « la lettre » de Vatican II et inscription dans la fidélité du meilleur de l’Esprit qui le portait. Il cite cette phrase du bénédictin Ghislain Lafont : « Ma conviction est qu’avec Vatican II ce n’est pas d’une nouvelle réforme qu’il s’agit mais d’une nouvelle étape de l’histoire de l’Église qui a commencé. » 

Ceux qui lisent ce blog régulièrement savent combien mon adhésion au processus synodal engagé par le pape François s’accompagne depuis le début d’une réelle inquiétude. Elle porte pour une part sur l’inconnu des propositions qui seront formulées, à l’automne prochain, au terme de la seconde session de l’Assemblée synodale. Elle porte aussi sur les conclusions qu’en retiendra le pape François dans son exhortation apostolique qui aura, dès lors, valeur magistérielle. 

À dire vrai, mon inquiétude porte surtout sur la manière dont ce synode sera « reçu » au sens d’accepté, compris et loyalement mis en œuvre. Elle se nourrit du peu d’empressement perçu chez nombre de nos évêques et plus encore dans une frange non négligeable du clergé, souvent jeune, comme l’ont relevé bien des observateurs, en France et dans d’autres pays. Le paradoxe, dit avec des mots dont j’assume la subjectivité et peut-être l’injustice, étant de sentir l’action prophétique d’un pape possiblement freinée par des clercs nostalgiques d’une autre vision de l’Église, plus traditionnelle, proche d’un catholicisme identitaire voire simplement patrimonial. Ce pressentiment, chez moi, vient de loin. En 2018 je titrais déjà un article de ce blog : Le pape François sera-t-il le Gorbatchev de l’Église catholique ? c’est-à-dire plus admiré à l’extérieur qu’écouté parmi les fidèles. La question, pour moi, reste posée, tant sont nombreux ceux qui persistent à considérer que François n’aura été qu’un “mauvais moment à passer » avant de retrouver l’Église “de toujours“ bien assurée dans le sentiment de détenir – et elle seule – l’unique Vérité. Au regard d’une succession qui finira bien par arriver, je redoute moins un éventuel retour de balancier qu’une désobéissance généralisée. Pardon pour ceux que ce propos pourrait heurter.

Mon sentiment – ma crainte – était que la déception et le découragement de certains ne soient alors proportionnés à l’espérance nourrie en eux par le pontificat de Jorge Mario Bergoglio. Avec pour conséquence qu’ils prennent, après bien d’autres, le chemin d’un exil sans retour. J’en étais là il y a huit jours encore en ouvrant le livre de Christoph Théobald. J’ai trouvé à sa lecture un tel réconfort, une telle conviction que la vision de François était réellement prophétique pour faire entrer le catholicisme dans une ère nouvelle, qu’une forme de peur s’est dissipée. Parce que m’est apparue l’alternative possible à l’exil. Celle de communautés de croyants mettant en œuvre cette ecclésiologie “comme des grands“, avec ou sans leurs prêtres et leurs évêques, sans rien demander à personne mais en espérant tout ! « il faut même qu’il y ait des scissions parmi vous, écrivait saint Paul, afin qu’on voie ceux d’entre vous qui résistent à cette épreuve. »  (1, Cor 11,19).

René Poujol 

  1. Christoph Théobald, Un nouveau concile qui ne dit pas son nom ? Ed. Salvator, 2023, 192 p., 18 €.
  2. Commission théologique internationale, La synodalité dans la vie et la mission de l’Église. 1918. n°9. Texte consultable sur les site du Vatican. 
  3. Cardinal Hollereich, Conférence 15 novembre 2023 à Arlon (Belgique) Cathobel
  4. Comment ne pas projeter cette grille de lecture sur la tourmente présente autour de Fiducia supplicans ?
  5. Interview reprise dans le livre L’Église que j’espère. Flammarion/Etudes 2013, 240 p.

Source : https://www.renepoujol.fr/vatican-la-revolution-culturelle-selon-francois/

22/02/2024

MISSAK MANOUCHIAN, UN DESTIN EXCEPTIONNEL RACONTE PAR LES ARCHIVES

Missak Manouchian, un destin exceptionnel Missak Manouchian, un destin exceptionnel raconté par les archives

Missak et Mélinée Manouchian. Deux orphelins du génocide des Arméniens engagés dans la Résistance française (de Astrig Atamian, Claire Mouradian, Denis PeschanskTextuel, 192 pages, 39 €)

Deux cent cinquante documents, issus de fonds d’archives publics et privés, en France mais aussi au Liban, en Arménie, en Europe et aux États-Unis. Au moment de la panthéonisation de Missak Manouchian, accompagné de son épouse Mélinée, cet ouvrage permet de reconstituer avec précision leur trajectoire. Construit en quatre parties, il revient sur leur enfance, fauchée par le génocide des Arméniens qui fit 200 000 orphelins, suit leur engagement au sein de la mouvance communiste puis dans la lutte armée, avant d’éclairer le long processus qui a inscrit le poète arménien dans la mémoire collective.

En direct du PANTHEON: https://www.la-croix.com/france/direct-missak-manouchian-pantheon-pantheonisation-groupe-affiche-rouge-melinee-aujourdhui-20240221

 

CARÊME ET RAMADAN: MÊME DEMARCHE ? UNE RELIGIEUSE ET UN IMAM EN DEBATTENT.

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  • Sœur Juliette Ploquin religieuse xavière
  • Kalilou Sylla, imam de la Grande Mosquée de Strasbourg

Cette année, le Carême, qui a débuté ce mercredi 14 février, se superposera avec le Ramadan. À cette occasion, La Croix fait dialoguer la religieuse xavière Juliette Ploquin et l’imam de la Grande Mosquée de Strasbourg Kalilou Sylla sur le sens de cette période. Jeûne, prière, charité : les deux démarches partagent des points communs mais demeurent bien différentes.

Carême, Ramadan : même démarche ? Une religieuse et un imam en débattent

Soeur Juliette Ploquin et l’imam Kalilou Sylla, le 5 février -  Bruno Levy pour La Croix

entretien : Marguerite de Lasa et Héloïse de Neuville,

Deux temps précieux pour les croyants chrétiens et musulmans

Dans notre société plurielle où l’islam progresse et la culture religieuse recule, l’association se fait de plus en plus fréquemment : le Carême est assimilé au « Ramadan des chrétiens », et vice versa. Pour bon nombre de Français, ces périodes d’ascèse, de jeûne et de prière se ressembleraient, quitte à se confondre.

Pourtant, leur sens est bien différent. Nous avons voulu mettre en regard Carême et Ramadan dont les dates, cette année, se superposent en partie, pour comprendre comment catholiques et musulmans vivent aujourd’hui ce temps fort de leur vie de foi, leurs différences radicales, leurs influences possibles, mais aussi leur perméabilité aux tendances contemporaines. D’un côté, le Carême est une période privilégiée de conversion – « s’abaisser » en suivant le Christ jusqu’à Pâques –, de l’autre, le Ramadan apparaît comme une voie de progression personnelle – pour « monter d’un cran » dans sa ferveur de croyant…

Voilà quelques-unes des distinctions qui apparaissent dans le dialogue entre sœur Juliette Ploquin, religieuse xavière, et Kalilou Sylla, imam de la Grande Mosquée de Strasbourg. S’ils ne sont pas les ambassadeurs de leur religion respective, dont les courants et sensibilités sont multiples, tous deux sont, par leurs missions respectives et leur âge – moins de 40 ans –, des observateurs privilégiés de la manière dont les jeunes catholiques et musulmans se réapproprient ces temps forts de leur religion.

La Croix : Dans notre société où la culture religieuse recule, Carême et Ramadan ont de plus en plus tendance à être associés. Que représentent-ils dans vos religions respectives ?

Sœur Juliette Ploquin : Le Carême est la période des quarante jours qui précèdent Pâques. Ce sont quarante jours de préparation, de jeûne, de conversion pour préparer son cœur à la plus grande fête des chrétiens, la résurrection du Christ. Au sens strict, le mercredi des Cendres et le Vendredi saint sont des jours de jeûne. Pendant le reste du Carême, nous sommes invités à nous priver de ce qui est superflu, et à porter une attention particulière à la vie spirituelle. Et puis, nous essayons de nous tourner à la fois vers Dieu et vers l’autre, notamment les pauvres, malades ou souffrants. Personnellement, c’est un temps qui m’aide à faire un travail de relecture et de discernement, pour demander dans la prière : Seigneur, là où j’en suis aujourd’hui, quelle est la conversion à laquelle tu m’appelles ?

Kalilou Sylla : Le Ramadan est le nom du neuvième mois du calendrier lunaire, utilisé par les musulmans dans leur pratique religieuse. À ce mois est associée une adoration particulière : le jeûne, qui constitue l’un des cinq piliers de l’islam. Le jeûne consiste à s’abstenir de manger, de boire et d’avoir des relations intimes de l’aube au coucher du soleil. Pendant le mois du Ramadan, cette obligation s’appuie sur la deuxième sourate du Coran où Dieu dit : « Ô vous qui avez cru, nous avons prescrit le jeûne, comme on l’a prescrit aux communautés qui vous ont précédés. Ainsi, peut-être atteindrez-vous la piété. »

Dans le Ramadan, l’effort de privation semble vraiment physique, tandis que dans le Carême, il se joue peut-être quelque chose de plus immatériel. Qu’en pensez-vous ?

K. S. : Quand on parle du jeûne du Ramadan, on fait généralement allusion à l’obligation légale du Coran, mais cette période comporte aussi une vraie dimension spirituelle : un jeûne intérieur. Des courants de l’islam ont tendance à appuyer sur cet aspect technique et prescriptif. Or jeûner c’est bien, mais jeûner avec un objectif, en sachant quelle interprétation on donne à cette privation, c’est mieux.

Nous savons que nous n’allons pas manger ni boire, mais nous tentons aussi de nous détourner de tout ce qui n’est pas Dieu et de nous connecter le plus possible à notre Seigneur. Il s’agit donc vraiment de dépasser le seul jeûne technique, pour aller vers quelque chose de beaucoup plus spirituel. En écoutant votre définition du Carême, j’ai le sentiment qu’on pourrait presque l’utiliser comme définition du jeûne spirituel dans l’islam.

Y a-t-il un modèle à suivre pendant le Ramadan ?

K. S. : Pendant le Ramadan, nous disons que l’idée est de prendre exemple sur les anges, qui ne mangent pas, ne boivent pas, n’ont pas de relations intimes, et passent leur temps à adorer Dieu. Nous avons cette recommandation de multiplier les actes de bienfaisance et particulièrement de lire le Coran – qui a été révélé pendant le Ramadan au prophète Mohammed – que nous pouvons lire entièrement pendant tout le mois.

Sœur Juliette, ces dernières années l’ascèse retrouve un certain succès chez les catholiques. Faut-il y voir une influence du Ramadan ?

S. J. P. : Il peut y avoir une tendance chez les chrétiens à se dire que le Carême est uniquement spirituel, qu’on peut donc mettre de côté tous les efforts concrets. Je pense que, sur ce sujet, les musulmans viennent en effet nous interpeller. Voir des amis musulmans qui, eux, font le Ramadan sans la pudeur que nous avons parfois comme catholiques, interpelle les chrétiens qui peuvent se demander : « Et moi ? Qu’est-ce que c’est, mon Carême ? »

J’ai l’impression qu’aujourd’hui, certains jeunes redécouvrent ce temps, avec une soif de pratiques concrètes et parfois radicales : temps de Carême de 90 jours, jeûne d’alcool ou de viande, douches froides…

Le Carême est un chemin vers la plus grande fête chrétienne, la résurrection du Christ. Quelle est la perspective du Ramadan ?

K. S. : Le Ramadan est la période qui nous permet de « monter d’un cran ». C’est aussi le mois qui permet de renforcer l’éducation spirituelle, dans laquelle doit se lancer tout croyant pendant sa vie : l’objectif est de se purifier autant que possible des défauts spirituels – comme la haine, la méchanceté, l’envie, l’avarice – pour se rapprocher autant que faire se peut de l’excellence – « al-ihsân » – ou du bel-agir, c’est-à-dire la meilleure manière de faire les choses. L’idée est de dompter son ego.

Pendant cette période, la dimension de progression est très présente : beaucoup de jeunes tiennent d’ailleurs une sorte de calendrier pour noter les passages du Coran qu’ils lisent chaque jour, le nombre de prières qu’ils font… Il s’agit vraiment de mettre les bouchées doubles, de recharger ses batteries pour garder la même constance toute l’année. Et monter encore d’un cran l’année suivante.

L’objectif du Carême est-il également d’atteindre une forme de virtuosité religieuse ?

S. J. P. : La notion de virtuosité est piégeuse : dans la foi chrétienne, pour progresser, il faut commencer par s’abaisser. Je crois que nous sommes plutôt invités à reconnaître nos péchés et à faire l’expérience de la dépendance totale à Dieu. La dimension de vertu morale – même si elle est présente – me semble presque secondaire.

Pendant le Carême, nous partons avec le Christ traverser ce qu’il a vécu : les quarante jours dans le désert, la Semaine sainte qui s’ouvre lorsque Jésus entre dans Jérusalem, puis nous faisons tout le parcours avec lui jusqu’à sa Passion, sa mort et sa résurrection. C’est une façon d’inscrire dans notre temps et dans notre chair le cœur de la foi chrétienne. Cette notion de progression est présente et, en même temps, elle ne va pas sans la grâce. C’est-à-dire que, quels que soient nos efforts, ce n’est pas nous qui nous sauvons, c’est le Christ qui nous sauve par sa mort et sa résurrection.

Aujourd’hui, ces formes de jeûne peuvent être assimilées à des pratiques de développement personnel qui se multiplient en dehors des religions traditionnelles. Le Carême et le Ramadan suivent-ils ces logiques ? S’agit-il de devenir la meilleure version de soi-même ?

S. J. P. : Effectivement, c’est une tendance très volontariste qu’on observe parfois chez des jeunes chrétiens. Pourtant je crois qu’être chrétien, ce n’est pas vouloir devenir la meilleure version de soi-même, mais chercher à ce que le Christ vive en nous. Cela signifie mourir à soi-même et, en un sens, c’est l’opposé du développement personnel. Dans le développement personnel, on est soi-même son propre but : on va se ciseler un corps parfait, une âme forte, etc. Or ce qui est fondamental, c’est la relation à Dieu.

Il est nécessaire de discerner ce qui est bon pour nous pour approfondir cette relation, et ne pas tomber dans la tentation de la toute-puissance ou de la maîtrise absolue. Parce que le Christ que nous suivons est tout-puissant, mais pas de la manière dont on l’imagine : c’est la toute-puissance de l’amour qui passe par l’humilité et le don de soi.

Kalilou Sylla, que vous inspire cet objectif de devenir « la meilleure version de soi-même » ? Pendant le Ramadan, n’est-ce pas ce que l’on recherche ?

K. S. : J’ai envie de dire si ! (Rires.) Nous nous fondons sur des textes importants pour nous, dans lequel le prophète dit : « Dieu a prescrit l’excellence en toute chose. » Dans la tradition musulmane, Dieu nous a donné un cadre et, en fonction du contexte, de la place qui est la nôtre, chacun doit essayer d’être, autant qu’il lui est possible, le meilleur qu’il peut. Jusqu’à parvenir à l’excellence dans la manière de vivre.

Nous devons vivre comme si nous voyions Dieu – « car si tu ne Le vois pas, Lui, Il te voit », dit la tradition prophétique. Mais malgré tous nos efforts, nous savons que nous n’aurons jamais fait tout ce qui est nécessaire et qui sied à la majesté divine.

Le Carême et le Ramadan sont deux périodes qui peuvent être éprouvantes. Qu’y trouvez-vous de gratifiant ?

S. J. P. : C’est de faire l’expérience que cela me rapproche de Dieu. La liturgie catholique est vraiment magnifique pour cela : nous progressons de dimanche en dimanche, pour creuser ce désir de Dieu qui est très fort, et finalement arriver à Pâques. J’ai en tête une image amoureuse : pendant quarante jours je l’attends, je l’attends, je l’attends… Et enfin, à Pâques, il est là, c’est incroyable, c’est la fête.

Pendant tout le Carême, dans la liturgie catholique, nous ne chantons jamais l’Alléluia, parce que c’est un temps de pénitence. Et à la vigile pascale, pendant la nuit, nous vivons cette messe très longue où nous relisons toute l’histoire du salut. Et enfin, on entend le premier Alléluia qui résonne depuis quarante jours. Que c’est beau de pouvoir chanter Dieu ! C’est vraiment la vie qui revient.

K. S. : Je rejoins un peu ce que dit sœur Juliette : pendant le Ramadan, nous prenons conscience qu’une autre vie est possible. Nous voyons que nous avons la capacité de vivre autrement, de nous priver d’un certain nombre de choses. À la fin du mois, on se rend compte qu’on a fait énormément d’efforts. Alors pourquoi ne pas poursuivre ?

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Deux animateurs tournés vers les jeunes

Sœur Juliette Ploquin a 36 ans, elle est entrée dans la vie religieuse il y a huit ans. Xavière, elle vit actuellement en communauté à Créteil, suit des études de théologie et participe à animer le réseau Magis, qui regroupe des jeunes de 18 à 35 ans. Cette année, elle a participé à élaborer un calendrier de Carême pour les jeunes.

Kalilou Sylla a 28 ans, il est imam de la Grande Mosquée de Strasbourg. Originaire de Sevran (Seine-Saint-Denis), il est parti après son bac étudier la théologie musulmane à l’Institut Mohammed-VI de formation des imams, au Maroc. Dans le cadre de ses fonctions d’imam, il a lancé les assises de la jeunesse, des séances hebdomadaires d’échanges avec les jeunes.

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09/02/2024

MORT DE ROBERT BADINTER : QUAND l'ANCIEN GARDE DES SCEAUX S'OPPOSAIT FERMEMENT A L'EUTHANASIE

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Robert Badinter est mort dans la nuit du 8 au 9 février, à 95 ans. « La vie, nul ne peut la retirer à autrui dans une démocratie », avait affirmé, en 2008 l’ancien garde des sceaux devant une mission sur la fin de vie à l’Assemblée nationale.

  • Pierre Bienvault, 

Mort de Robert Badinter : quand l’ancien garde des sceaux s’opposait fermement à l’euthanasie

C’est une phrase prononcée en 2008 qui est restée ancrée dans la mémoire des opposants à l’euthanasie. Régulièrement, ils la brandissent en rappelant que celui qui l’a prononcée est le ministre ayant aboli la peine de mort en France. « La vie, nul ne peut la retirer à autrui dans une démocratie », a dit Robert Badinter le 16 septembre 2008 à l’Assemblée nationale devant une mission sur la fin de vie, placée notamment sous la responsabilité du député Jean Leonetti. « Ma position fondamentale, bien connue, est simple et catégorique : le droit à la vie est le premier des droits de tout être humain – c’est le fondement contemporain de l’abolition de la peine de mort – et je ne saurais en aucune manière me départir de ce principe. Tout être humain a droit au respect de sa vie, y compris de la part de l’État, surtout en démocratie », avait ajouté l’ancien garde des sceaux.

:Cette mission sur la fin de vie intervenait trois ans après le vote de la loi Leonetti du 22 avril 2005 qui avait notamment interdit l’obstination déraisonnable. L’objectif de la mission de l’Assemblée nationale était de voir s’il convenait d’apporter des compléments à ce texte législatif. Elle avait été mise en place après le suicide en mars 2008 de Chantal Sébire, une enseignante atteinte d’une tumeur incurable au visage, qui avait réclamé une aide active à mourir.

En réponse à une forte émotion de l’opinion, des voix s’étaient fait entendre pour réclamer l’instauration d’une « exception d’euthanasie ». De manière concrète, certains réclamaient qu’un comité puisse réfléchir sur les cas difficiles, à la demande du malade, de son entourage ou du médecin, pour se prononcer sur le caractère licite ou non de la demande d’euthanasie.

C’est dans ce contexte que Robert Badinter, alors sénateur socialiste des Hauts-de-Seine, avait été auditionné. Il avait d’abord souligné que le droit pénal n’a pas uniquement une « fonction répressive » mais aussi « expressive ». À ce titre, « il doit traduire les valeurs d’une société », avait estimé l’ancien président du Conseil constitutionnel, avant d’ajouter que cela faisait soixante ans qu’il entendait parler du débat sur l’euthanasie. « Dans ce débat qui se poursuit depuis si longtemps et qui n’est pas près de s’arrêter, ma position est celle que je viens d’évoquer : fournir à autrui des moyens de se donner la mort, ce n’est pas donner la mort, c’est prêter la main à un suicide. Autre chose est le fait de donner la mort à autrui parce qu’il la réclame et pour ma part, je n’irai jamais dans cette direction », avait martelé Robert Badinter.

L’ancien ministre de la justice s’était opposé à l’instauration d’un comité chargé d’étudier les demandes exceptionnelles d’euthanasie. « Je ne concevrais pas qu’un comité puisse donner une autorisation de tuer (…). Je ne concevrais pas que, dans notre pays, dans notre démocratie, on délègue cette décision à des personnes qui ne sont pas médecins ou soignants, qu’on demande à des tiers d’apprécier et de donner une autorisation de procéder à une injection létale ou à un autre processus quel qu’il soit d’euthanasie », avait affirmé Robert Badinter. « Si on légalise l’exception d’euthanasie, vous aurez des zones d’ombre. Au sein d’une famille, certains diront : “Non, grand-mère ne voulait pas mourir !”, et d’autres : “Si, elle m’a dit qu’elle voulait mourir !” Il m’est arrivé de connaître de telles situations et d’entendre de tels propos. »

Tout en disant son refus de l’acharnement thérapeutique, Robert Badinter avait exprimé son soutien au développement des soins palliatifs et au respect des volontés du malade dûment informé. « Je ne défends pas du tout une vision stoïcienne ou extrêmement religieuse, selon laquelle la souffrance fait partie de la condition humaine (…) ! Tel n’est pas du tout mon état d’esprit, avait-il assuré. En revanche, je soutiendrai toujours que la vie d’autrui n’est à la disposition de personne. Dans le cadre de la fonction médicale, cela s’inscrit d’une façon différente. Et je rappelle que chacun est libre, dans la mesure où il a la capacité de choisir, de décider de sa fin et de se suicider. »