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À l’occasion des Jeux olympiques , l’Église catholique exprime un intérêt renouvelé pour le sport. Une attention qui remonte au XIXe siècle, époque de l’avènement du sport moderne, explique l’historien Yvon Tranvouez.
Comment percevez-vous le fort investissement de l’Église catholique dans les Jeux olympiques, avec les Holy Games et l’organisation en janvier d’un colloque intitulé Sport et spiritualité au Collège des Bernardins ?
Yvon Tranvouez : Cela me paraît assez typique d’un intérêt renouvelé de l’Église pour le sport, avec, par exemple, le retour depuis quinze ou vingt ans des patronages, associé à l’idée que l’on peut avoir une action à travers les activités physiques et sportives, dans les banlieues notamment. Que l’Église essaie de tirer parti de la conjoncture olympique ne m’étonne pas outre mesure.
Vous avez consacré un ouvrage récent au père Henri Didon (1840-1900), dominicain et promoteur du sport moderne. Quel rôle a-t-il joué dans la création des Jeux olympiques ?
Un petit rôle et un grand rôle. L’essentiel de ce que l’on retient, c’est qu’il a inventé la formule « Citius, Altius, Fortius » – « Plus vite, plus haut, plus fort » –, qui est devenue la devise des Jeux olympiques. Il ne l’a pas inventée pour les Jeux olympiques mais pour l’association sportive qu’il a créée dans son collège en 1891, à la demande de Pierre de Coubertin, qui voulait développer les compétitions entre établissements publics et catholiques. Les catholiques avaient plutôt tendance à refuser, la République apparaissant comme un régime anticlérical. Le père Didon, qui était depuis longtemps un libéral, un républicain et un démocrate, a accepté. En 1894, quand le mouvement olympique est né au Congrès de la Sorbonne, Coubertin a repris la formule de Didon.
Si Didon n’est pas présent au Congrès de la Sorbonne, que l’on considère après-coup comme fondateur, on le trouve aux premiers Jeux olympiques, à Athènes, en 1896, où il a tenu à se rendre avec une délégation d’élèves de son collège. Il y prononce un sermon dans la cathédrale d’Athènes, la veille de l’ouverture. Il salue la renaissance des Jeux, qui avaient été interdits par l’empereur chrétien Théodose en 393 comme l’exemple même du paganisme. Le père Didon dit qu’il retrouve en même temps saint Paul et la force grecque. L’année suivante, lors de la deuxième édition des Jeux olympiques, il est quasiment l’orateur vedette, le plus applaudi : Coubertin lui avait demandé de dégager la portée morale et éducative des Jeux olympiques. Coubertin et Didon restent très amis, alors même que le premier va rompre avec l’Église très rapidement. Didon meurt en 1900, trop tôt pour avoir pu faire en faire plus. Mais il a eu ce coup de génie d’une formule capable de fédérer les participants de tous les sports autour du dépassement de soi dans la compétition. Ce n’est pas un théoricien, c’est un homme de formules, un prédicateur qui avait le don de synthétiser l’air du temps.
Quelle place les patronages catholiques ont-ils occupée dans le développement du sport ?
Il faut distinguer deux univers très différents. Celui auquel participe le père Didon, celui des collèges pour l’élite. Didon n’est pas le seul, il ne fait que prendre la suite de ce qu’ont fait les dominicains – les jésuites sont plus réservés par rapport au sport. L’autre monde est celui des patronages, nés à la fin du Second Empire à destination des ouvriers, afin de les occuper. « Ici on joue, ici on prie » est la formule des patronages. À la fin du XIXe siècle, on passe au sport, on a envie de se confronter à d’autres. En 1898 est créée la Fédération des sociétés catholiques de gymnastique. Il y a aussi la fédération laïque, la fédération ouvrière. On est dans une pratique affinitaire du sport : chacun joue dans son couloir idéologique, il y a une sorte d’entre-soi, alors que, pour le père Didon, l’important, c’est de jouer avec les autres, dans un esprit de ralliement à la République – ce qu’on lui a reproché. En tout cas, ces patronages se répandent, d’abord en ville, puis rapidement dans les paroisses rurales, ce qui va beaucoup favoriser le développement du sport, d’abord de disciplines comme le football, puis, dans l’entre-deux-guerres, du basket-ball, sport très « catholique », qui demande un plus petit espace.
Faut-il y voir une volonté du catholicisme de ralentir sa perte d’influence dans la société ?
Oui, certainement. Il y a cette idée de garder les classes populaires qui pourraient échapper à l’emprise de l’Église. C’est vrai en France, c’est vrai en Angleterre avec les anglicans. Il y a une stratégie visant à lutter contre la déchristianisation des classes populaires et, également, du côté de l’élite, à lutter contre ce que l’on aperçoit déjà comme une sorte de dévirilisation du catholicisme : les hommes abandonnent la religion, qui n’est plus qu’un peuple de femmes, donc on doit faire en sorte de les faire revenir dans le giron.
L’Église identifie-t-elle des convergences avec certaines valeurs véhiculées par le sport ?
Disons qu’il y a une attention portée à certaines valeurs à maintenir dans le sport. Sont-elles spécifiquement catholiques ? C’est tout le problème. Le père Didon insiste sur le refus de la tricherie, la nécessité de disqualifier celui qui triche dans le sport. Mais ce n’est pas forcément catholique, c’est une valeur morale qui lui paraît commune à tous les honnêtes gens. L’insistance sur la moralité dans le sport est bien sûr présente, mais les laïcs peuvent en dire autant.
Plus que les valeurs chrétiennes du sport, ce qui est marquant à la grande époque des patronages, c’est la façon dont le patronage catholique se distingue du patronage laïque. Marquer un but, c’est faire avancer la chrétienté. Dans le début du XXe siècle, c’est la France chrétienne qui s’affirme contre la France laïque. Les sportifs sont aussi des enseignes. Ce qui est très frappant, aujourd’hui, c’est de voir comment les religions continuent à vouloir valoriser les stars du sport qui affichent leur appartenance, tous ces sportifs qui entrent sur le terrain de football en faisant des signes religieux.
Avant Jean Paul II, dont l’image de sportif a marqué les esprits, d’autres papes ont mis en avant leur amour du sport. Est-ce que cela relève d’une stratégie de communication pour donner une image moderne de la papauté ?
Je crois que c’est surtout à partir de Pie XI (1922-1939) que l’on voit cet affichage. Il y a bien sûr une volonté de montrer sa modernité. Dans le discours, il y a toujours l’idée que le sport doit être propre, moral, qu’il ne doit pas y avoir de dopage, que le sport doit aussi élever l’âme. Il y a toute une réhabilitation du corps qui est très importante car on vient de loin. En Angleterre, tout le premier XIXe siècle est très puritain, la réhabilitation du corps arrive ensuite. Le corps n’est plus une chose épouvantable, il fait partie de la Création et de l’économie du salut. Dans le catholicisme, c’est le jansénisme qui dévalorisait le corps. François Mauriac décrivait l’atmosphère de méfiance vis-à-vis du corps dans laquelle il avait été élevé. Pour les milieux dont le père Didon a eu la charge dans la bonne société à la fin du XIXe siècle, il y a tous ceux qui disaient que faire du sport, c’était perdre son temps par rapport aux études. On oublie aujourd’hui combien Didon et Coubertin ont dû batailler contre un état d’esprit très négatif. Les premiers Jeux olympiques ont fait l’objet de peu de comptes rendus dans la presse.
Comment expliquer le déclin du sport et des patronages catholiques ? Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
Je pense que les patronages ont largement été victimes de l’essor de l’Action catholique. À un moment donné, on a pensé qu’à force de faire des patronages par le sport, on faisait des sportifs mais que c’était fatal pour la religion. On s’est dit qu’il valait mieux christianiser les gens dans leur travail, ce qu’a voulu faire l’Action catholique spécialisée. Les patronages ont aussi été victimes du mouvement missionnaire et de la pastorale de l’enfouissement. Le retour des patronages était inévitable avec l’avènement de l’âge des loisirs, alors que l’Action catholique a correspondu à une époque où le travail était une valeur centrale.
Propos recueillis par Timothée de Rauglaudre.
Yvon Tranvouez est historien professeur émérite à l’Université de Bretagne-Occidentale. À lire : Plus vite, plus haut, plus fort, Les éditions du Cerf, 2024, 356 p., 29 €